- Principe d’individuation
- Principe d’individuationLe fondement de la distinction des individus d’une même espèce entre eux (le principe d’individuation) est pour saint Thomas un problème : cette distinction n’existe pas à tous les niveaux de la réalité : avec Aristote, saint Thomas admet que les moteurs des cieux et les anges diffèrent entre eux comme des espèces. La distinction des individus au sein de l’espèce est par conséquent un problème autre que le problème général de la distinction des choses. On sait comment saint Thomas a résolu ce dernier problème : « Dieu a produit les choses pour communiquer sa bonté aux créatures et pour être représenté par elles ; et comme il ne peut être suffisamment représenté par une créature, il en a produit beaucoup et de diverses : de sorte que ce qui manque à l’une pour représenter la bonté divine est suppléé par l’autre. » Cette solution s’inspire d’un adage néoplatonicien auquel il se réfère d’ailleurs : « La bonté qui est en Dieu à l’état d’unité et de simplicité est dans les créatures à l’état de multiplicité et de division ». Il semblerait que cette solution, dans sa généralité, contienne implicitement celle du problème de l’individuation : il n’y a, au niveau des choses corporelles, qu’un degré de division plus avancé ; et saint Thomas paraît parfois le penser lorsqu’il écrit : « La matière des choses corporelles reçoit la forme partie à partie (particulariter);... étant au plus bas degré, elle la reçoit de la façon la plus débile (la manière de recevoir se conformant à la nature de ce qui reçoit), et par là elle est très loin de la notion complète de la forme qui n’est que dans la totalité des êtres particuliers (particularitatis) qui la reçoivent. La substance intellectuelle, elle, reçoit la forme intelligible dans sa totalité. » Les individus paraîtraient ainsi résulter d’une sorte de monnayage de la forme spécifique. Mais, d’autre part, saint Thomas, avec Aristote, conçoit l’individu comme la substance au sens fort, tandis que la forme spécifique n’est que substance seconde ; de plus, selon la foi chrétienne, l’individu, dans l’espèce humaine, prend une valeur nouvelle, en tant que sujet de la destinée. Ce sont là les raisons pour lesquelles saint Thomas ne s’arrête pas à la solution platonicienne. Chez lui, l’essence spécifique d’une chose sublunaire, tout autant que l’individu, est un composé de forme et de matière mais prises généralement : l’homme est un composé d’âme en général et de corps en général ; l’être individuel, Pierre, est au contraire composé de telle forme et de telle matière, de telle âme et de tel corps ; seulement, les matières peuvent se distinguer immédiatement les unes des autres par la différence des places qu’elles occupent ; dès que la matière première a reçu la « forme de la corporéité », elle est douée de dimensions qui permettent de la diviser ; et c’est indirectement, parce qu’elle informé la matière affectée de telle ou telle place (materia signata), que la forme est liée désormais à certaines dimensions ; il n’y a donc pas, dans les formes mêmes, de principe de division ; mais, étant au plus bas niveau, « ces formes sont imparfaites, et, ne pouvant se soutenir elles-mêmes, elles ont besoin du fondement de la matière » ; mais elles ne peuvent pas se fonder sur la matière sans s’individualiser. Cette thèse n’a pourtant pas pu être la thèse définitive de saint Thomas, parce que, supposant la matière préalablement informée par la forme de la corporéité, elle contredit le principe de l’unité de la forme. D’après ce principe, il faudrait admettre que ces dimensions qu’elle occupe, c’est la forme elle-même qui les a déterminées pour elle ; de sorte que, dans la pensée définitive de saint Thomas, la matière douée de dimensions continue bien à être principe d’individuation, mais elle n’est telle que sous l’action de la forme qu’elle individue : ne s’ensuivrait-il pas, comme certains interprètes l’admettent, que la forme individuelle contiendrait en elle la source dernière de sa propre individuation, ce qui donnerait aux individus une sorte d’autonomie tout à fait en accord avec l’esprit de la philosophie de saint Thomas ?
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.